Percussions.org

[Nancy Huston]

Ils sont fous ces garçons, ils croient qu'on peut faire de la beauté avec tout ce qui vous tombe sous la main - attraper un rythme qui passe dans l'air et s'amuser avec, fouetter des ondes sonores et surfer dessus, ramper la nuit sur la toile telles des araignées du son...

lls sont fous ces garçons, ils croient qu'on peut comprendre les autres cultures - de l'intérieur et de l'extérieur.

ils sont fous ces garçons, ils s'imaginent qu'on peut réunir deux génies et aboutir a un truc qui fonctionne, réunir un violon seul avec un tas de vieilles caisses calebasses et pierres et aboutir a un truc qui fonctionne. Quelle idée saugrenue !

Ils sont fous ces garçons, ils croient avoir des univers nouveaux a partager et à inventer ensemble, et en plus ils ont raison.

Comment cela se peut-il ? On écoute le disque une fois, deux fois, mon Dieu il se passe quoi, là ? On n'a jamais entendu des choses pareilles - et puis on ne cesse plus de l'écouter, la musique vous est entrée dans le corps, dans l'âme et, longtemps aprés la fin du disque, votre gorge la fredonne et vos pieds la tapent encore.

François Kokelaere et Paul Lazar. Deux jeunes hommes totalement obnubilés parlent son. Aussi loin que remonte leur mémoire, ils vivent, mangent boivent et dorment la musique. L'année derniére, quelque part dans le centre de la France: une rencontre. Ç'aurait trés bien pu ne pas se produire mais maintenant que ça s'est produit on a du mal à empécher des mots comme "prédestination" de vous sauter dans la téte.

Non que ces deux hommes se ressemblent : que nenni. Les exploits percussifs de François Kokelaere sont à bien des égards "hors de ce monde" - c'est-à-dire, hors du monde du temps et de l'histoire. ll est plongé dans les rythmes éternels de la terre, du cosmos; même les battements de son coeur et l'enflement de ses poumons sont en harmonie avec les techniques acquises durant ses années en Afrique, années dont la scansion avait peu à voir avec les agendas ou les réveille-matin parce que ce n'est pas ainsi que fonctionne l'Afrique. Il connaît la secrète musicalité du silence, les cris d'oiseaux le bourdonnement des insectes les coups réguliers du pilon sur le millet... répétition variation fiabilité solidité...

Si la musique de Kokelaere est la terre mouvante vibrante vivante sur laquelle l'Homme trace son chemin à travers le Temps, alors Lazar est cet Homme : son instrument est un des plus hauts emblèmes de la civilisation occidentale et son talent a été affilé dans la manière classique de s'en servir; ici, en revanche, la virtuosité se mue en émotion pure. Le violon devient instrument d'angoisse et d'extase, d'effroi et de folie; Lazar crie avec, chante et danse avec; par instants les cordes que frotte son archet semblent être ses nerfs mêmes, tendus à bloc, hypertendus - c'est comme si le violon était branché directement sur son inconscient et du coup sa musique nous va droit au coeur, faisant résonner le profond trou noir de la solitude des mortels. Kokelaere - avec ses pierres et ses calebasses, sa nourriture bio et son sourire paisible - est le corps prés de la nature, prés de l'irrépressible et bouillonnante joie de la nature; il peut rester de longs après-midi assis sur un rocher au milieu d'un ruisseau à regarder l'eau qui passe en murmurant, le ciel qui change de couleur, tandis que Lazar demeure des nuits entières devant l'écran d'un ordinateur, sillonnant un monde virtuel aussi loin de la nature que possible, cueillant non des fleurs mais des réverbérations dans le vide, rythmes, samplings, nouvelles façons de travailler le son; poussant l'esprit et le corps à leurs limites extrêmes, il plane sur des jets d'énergie inattendus et plombe toutes les ressources de la fatigue.

François est à Paul comme est la contemplation africaine à la quête européenne, ou comme est le kharma bouddhiste à la tragédie chrétienne... Ainsi, malgrè leurs talents incroyablement diversifiés (les morceaux enregistrés ici évoquent des styles musicaux allant de la biguine antillaise aux nuits d'Arabie), ce qu'on entend lorsqu'on écoute ces deux musiciens ce n'est pas la "musique du monde" avec son exotisme parfois facile; c'est, plutôt, une musique qui jette une sorte de pont miraculeux entre deux mondes. Tantôt, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les artistes demandent à leurs instruments de faire plus ou moins la même chose (Gongomaviole), tantôt, au contraire, ils poussent l'écart entre eux à son maximum dangereux (Kryn'Sviole)... sans jamais se perdre de vue ni d'ouïe.

Voilà donc un dialogue, au sens le plus plein du terme: un échange dans lequel, chose rarissime, deux êtres parlent et deux êtres s'écoutent.
lls sont fous ces garçons et je les adore: il n'y a jamais assez de leur genre de folie dans le monde.

Disque disponible chez Buda Records Référence 1978562

Nancy Huston